Suite de l’entretien avec Thomas Jolly, metteur en scène du coup de cœur du Festival d’Avignon, un Henry VI de 18 heures (avec entracteS on se rassure!).
Lire la Partie 1Lire la partie 3
Les metteurs en scène doivent prendre en charge la reconquête des publics
Rick&Pick : Revenons au théâtre populaire selon vous…
Thomas Jolly. : Quand on met en scène Henry VI, on part face à de forts a priori, bien plus qu’avec d’autres pièces. C’est une pièce qu’on connait peu, un roi méconnu, la pièce va durer dix-huit heures, c’est du Shakespeare… Je dois donc faire vœu de garder l’éventuel spectateur que j’ai dans la salle! Shakespeare lui-même était dans la même démarche. A l’époque, Shakespeare -que je considère comme l’inventeur de l’entertainment- était dans un environnement concurrentiel : les spectacles avaient lieu dehors, en plein air, les gens étaient debout, c’était des conditions difficiles pour le spectateur, donc pour les comédiens et pour l’auteur qui devaient réussir à le captiver. C’était même vital pour eux, il fallait bien manger (car rappelons que tout ça n’était pas subventionné!).
Alors je dirais que c’est pareil pour moi, il me faut tenir éveillée cette personne qui a osé affronter ses appréhensions, qui a payé une quarantaine d’euros pour assister à dix-huit heures de spectacle dont il ne sait pas si le contenu va lui plaire. Je me dois de lui fournir au moins la lisibilité. Cela passe par le spectacle, le visuel et par le texte : Shakespeare dit tout, mais il ne le dit qu’une fois! J’ai une responsabilité, presque pédagogique, de guider le spectateur !
Shakespeare est l’inventeur de l’entertainment !
Et puis, j’ai une posture, en tant que metteur en scène, presque plus politique. Je refuse, je suis même en colère, que des gens soient intimidés en 2014 de pousser la porte d’un théâtre. Cela ne veut pas dire qu’il faut leur donner du TF1 ! Il faut remettre en place des outils de reconquête du théâtre. Je suis fier d’avoir croisé à Avignon et après, dans la rue ou sur Twitter et Facebook, des personnes qui sont venues pour la première fois à Avignon, qui ont vu dix-huit heures de spectacle pour la première fois ou parfois même des personnes pour qui c’était le tout premier spectacle, des personnes qui ont eu du plaisir et qui ont même eu l’envie de revenir au théâtre. Nous devons, nous les metteurs en scène, prendre en charge cette reconquête des publics qui ont été laissés sur le bords de la route à un moment… Si on réfléchit aux CDN (Malraux, Jeanne Laurent, les années 40/60…) : l’idée était celle-ci, décentraliser, éducation populaire. Puis dans les années 70/80, on a donné la priorité aux créateurs isolés et non aux compagnies. A partir de là, les choses se sont davantage autocentrées et le public a été un peu abandonné… Par exemple, j’ai vu le Hamlet d’Ostermeier. J’ai adoré… Mais je l’ai adoré car j’ai lu et vu plusieurs fois Hamlet. Je mets au défi n’importe qui qui n’aurait jamais lu Hamlet de comprendre quelque chose à cette pièce, à ce qu’il a fait. Imaginez : Le spectateur fait déjà l’effort de venir au théâtre (pour la première fois), il choisit un Shakespeare (Hamlet car il connait de nom), mais il ne comprend pas (alors que la mise en scène est superbe!). Quel dommage… Il faut se dire à un moment « Quelle est la priorité? »
Je crois qu’il faut faire du théâtre pour tout le monde, ceux qui n’en ont jamais vu et les experts. Henry VI, on peut le regarder d’un œil de spécialiste (ils sont d’ailleurs venus et on a eu des conversations) ou d’un œil de profane. J’estime avoir rempli le contrat du théâtre public : Henry VI est populaire au sens qu’il plait à ceux qui connaissent et à ceux qui ne connaissent pas. C’est à dire au peuple en entier. Populaire, ce ne veut pas dire, pour le glandu ou le beauf du coin, c’est le peuple, la population : tout le monde.
R&P : Cela pose la question de la vision du créateur ou de l’artiste. Van Hove lui dit, qu’il « se fiche » de l’attente du public lorsqu’il crée (lire son interview). Son œuvre rencontre ou pas le public.
T.J. : Mais il a raison. Il faut des gens comme lui ! Mais ce serait idiot d’opposer ces créateurs aux autres. D’ailleurs Ivo Van Hove va faire King of wars (Henry IV, V, VI et Richard III) et Ostermeier va faire Richard III…. Du coup, je trouve que c’est intéressant : on a ici, dans mon spectacle, un Henry VI sans coupe, du début à la fin, avec tous les personnages et puis on va avoir celui de Van Hove, qui va peut être nous mettre trois canapés sur le plateau, de la vidéo et nous faire tout Henry IV, tout Henry V etc. en deux heures ! Et peut-être que des gens viendront pour la première fois et seront fascinés ou bouleversés. Il ne faut pas opposer ces deux façons de faire. Mais ma responsabilité, si je dois en avoir une, c’est que je ne veux plus que les gens aient peur de venir voir ce que je fais comme métier.
R&P : Dans votre spectacle, comme chez Shakespeare, il y a beaucoup de changement de registres, du burlesque au drame…
T.J. : C’est exact, il y a beaucoup de registres différents dans le spectacle… La succession des registres très différents est en effet très présente chez Shakespeare lui-même, parfois dans une même scène. J’avoue avoir poussé le trait, par exemple quand Éléonore se fait jeter des tomates dessus : un moment pour lequel on a ajouté un écriteau dans son dos avec écrit Bitch au lieu de Witch. C’est évidemment grotesque, mais en même temps qu’elle est lacérée, elle pleure, elle est sublime…
R&P : Racontez-nous pourquoi autant de modulations ? Est-ce lié au temps que vous avez mis à monter la pièce ?
T.J. : J’ai découvert quelque chose d’étonnant dans mon processus de création, un peu comme le film Boyhood qui sort en ce moment (ndlr en août 2014), dont l’action se déroule sur douze ans réels. Moi j’ai mis quatre ans et demi à accomplir ce projet. J’avais 26 ans au commencement, j’en ai aujourd’hui 31. Alors d’abord j’ai changé : dans ma vie personnelle, ma vie de couple, de famille, ma vie amicale, ma vie professionnelle. Et puis j’ai aussi changé « esthétiquement » : depuis cinq ans, j’ai vu des choses qui m’ont inspiré, j’ai lu des textes fondateurs pour moi, j’ai rencontré des personnes, des acteurs, des scénographes, j’ai essayé de nouvelles choses, je me suis nourri. En cinq ans, mon geste de mise en scène a changé. La mise en scène a donc changé au fur et à mesure que je changeais…
Et cela tombe bien car au début d’Henry VI, Shakespeare lui-même a 25 ans et à la fin, il a grandi, y compris dans son texte. La première partie, qui est vraiment « potache », permet de captiver le monde. J’ai personnellement à peine forcé le trait : Bruno Bayeux est un acteur qui me fait hurler de rire. Et son personnage Winchester est ridicule, vain, futile. La première partie est une vraie comédie, c’est comme une farce médiévale. A la seconde partie et la troisième partie, on arrive à quelque chose de beaucoup plus baroque, voire renaissance. L’âge auquel Shakespeare a écrit change aussi beaucoup de choses dans son texte. Cette première partie est quelque part entre la farce et l’archaïsme. Et, enfin, dans le même temps, son texte traite d’une époque (1422 / 1471) bouleversée et traversée par des révolutions en tout genre, en pleine mutation. Tout cela explique ces changements de styles et de registres.
R&P : Comment s’exprime concrètement dans votre mise en scène l’évolution de l’époque et la mutation que vous observez dans le texte de Shakespeare ?
T.J. : Pour traiter de l’archaïsme de cette première partie, j’avais 26 ans, peu d’argent. Cela m’a permis d’avoir l’image du royaume un peu vieux, un peu ampoulé, avec ses vieux matériaux de lin, de bois, de choses très dorées. Et puis au fur et à mesure que, avec l’écriture de Shakespeare, on avance dans le siècle -l’invention de l’imprimerie, des armes à feu, etc- ma mise en scène évolue : elle vire aux projecteurs automatiques (comme une société davantage surveillée), aux costumes beaucoup plus noirs et silhouettés, avec une scénographie qui se déploie, une passerelle qui se déploie mécaniquement, avec deux tours qui se séparent, comme un royaume qui se casse etc… En somme, j’ai l’impression que tout est lié. Mon geste de mise en scène, ce que raconte l’histoire d’Henry VI, la durée dans laquelle s’est inscrite l’écriture de la pièce par Shakespeare et celle dans laquelle s’est inscrit mon travail : tout ça relève d’une courbe cohérente. Je n’ai jamais fait de choix en fonction d’autre chose que ce que je lisais dans le texte.
R&P : Tous ces changements de registres permettent forcément au spectateur de s’y retrouver, à un moment des dix-huit heures !
T.J. : Oui, les spectateurs débattaient aux entractes…
Pourtant je ne supporte pas les dramaturgies qui s’inventent ou se réinvente à chaque scène ! J’ai l’impression dans Henry VI qu’il y a des gestes plus longs, plus larges, qui couvrent davantage « dramaturgiquement » des ensembles, comme Le cycle 1 ou Le cycle 2 par exemple, qui sont pensés dans leur ensemble.
R&P : Dans cette mise en scène, il y a des jaillissements d’idées. Quel poids possède la question des influences générationnelles dans ce spectacle ? On a même vu passer sur twitter un spectateur écrire « il a du regarder le club Dorothée« .
T.J. : Oui, je suis de la génération Club Dorothée, même si ce n’est pas une source d’inspiration folle. Mais en effet, télé, jeux vidéos, clips, mangas… Je suis la génération Nintendo Nes, je jouais à Duck, je suis la génération Dragon Ball Z, les Chevaliers du Zodiaque, je suis la génération M6, Hit Machine… La télé fait partie de mon enfance. Les vidéos aussi. On a commencé à avoir Internet à la maison quand j’avais 12 ans… Toute ces influences agissent sur ma mise en scène.
Ma culture va de Britten à Britney.
Dans ma mise en scène, je voulais trois registres de jeu différents. Dans la première partie par exemple : un théâtre à grosse ficelle pour les français (gros costumes, plein de couleurs…) ; des ficelles plus fines (Gloucester, Winchester, cette génération de seigneurs) et puis un théâtre de fil invisible je dirais (ce qui concerne York, Somerset et la guerre des deux roses). Le théâtre à grosse ficelle du début, peu à peu, disparait. Mais plus que les influences dont on a parlé, je fais plutôt référence à des œuvres fortes qui ‘m’ont marqué. Par exemple, Les souliers de Satins de Vitez : les médecins autour de Winchester mort font référence aux hommes autour de Rodrigue à la fin des Souliers de Satin. Il y a aussi une référence à Olivier Py et son Visage d’Orphée (Michel Fau s’y ballade avec des animaux qui passent). Des références aussi à Stanislas Nordey, qui fut mon Directeur pédagogique et un allié fort -Il m’a redonné le chemin de ma propre intelligence, je ne saurais le dire autrement. (et je suis ravis de continuer à travailler avec lui au TNS)-
R&P : Oui, car les références pop dont on vient de parler ne font pas toutes échos aux spectateurs.
T.J. : La guerre de Saint-Alban par exemple, n’a pas de règles. Il n’y a plus de codes. Elle devient une bataille de brigands, comme le dit Shakespeare. Donc en effet, il y a un côté Street Fighters, jeu vidéo ! Mais je ne l’ai pas fait en me disant « je veux que ce soit Street fighters« . Pour cette scène, je voulais que les personnages soient « baignés dans une mer de sang », comme le dit Shakespeare. Au départ, je pensais à des lasers, mais nous n’avions pas les moyens. On a donc trouvé cette idée des faisceaux de projecteur dans la brume… C’est vrai que ça fait très jeu vidéo mais ce n’était pas voulu au départ ! On m’a dit aussi que ma Jeanne d’Arc fait penser à Sailor Moon ou au Cinquième Élément de Besson! Tout cela fait partie de moi! Je ne pourrais pas faire fi de toute façon de ce dont je suis construit…
R&P : D’autres jeunes metteurs en scène, très jeunes, considèrent que leur génération n’impactent pas leur mise en scène (par exemple Dimitri Karantzas - Lire l’interview) mais plutôt leur choix de thèmes ou de textes.
T.J.: En même temps, il y a des metteurs en scène de ma génération qui sont bien plus que moi dans tout ce qui peut correspondre à ma génération : vidéo, micros etc…
Moi, ma culture va de Britten à Britney, toute ma culture est un terreau. Je ne me refuse rien. En ce moment je regarde un manga « Full metal alchimist« . C’est génial, je rêve de faire un spectacle comme cela un jour: le manga a une liberté de ton folle ! Je suis fasciné par cette façon de raconter, qui est la plus infinie !
R&P : Culturellement, cet Henry VI n’est en effet pas loin du manga parfois. Il est en cela facilement exportable, il pourrait aller au Japon notamment.
T.J. : Et bien il va y aller ! Je l’ai appris la semaine dernière ! Miyagi (le metteur en scène du Mahabharata, directeur du SPAC) m’a envoyé un mail pour me dire qu’on avait plein de choses en commun. Je dis oui !
R&P : Il y a de l’universel possible dans le théâtre ?
T.J. : Sur l’universalité du théâtre, je me souviens de l’interview croisée donnée pour le Nouvel Obs, avec Claude Régy, qui fut mon professeur au TNB. Régy faisait Intérieur avec des artistes japonais (du SPAC ndlr), travaillait sur le silence, l’épure, l’amenuisement ; et moi je travaillais plutôt sur l’accumulation, le foisonnement, la luxuriance. Nous avons bavardé trois heures, et nous étions finalement d’accord sur les questions du théâtre : pourquoi fait-on du théâtre ? (Car on s’en moque du « comment »!). On pensait aussi « A quoi on sert? », « Comment peut-on progresser ou découvrir d’autres part de soi-même ? », qu’elles soient dans le silence ou dans la profusion ou le rire éclatant d’une scène de bataille façon manga !
Lire la Partie 1Lire la partie 3
Propos recueillis par Rick Panegy pour R&P.