Marie-Agnès Gillot, danseuse étoile de l’Opéra de Paris, qui n’hésite pas les collaborations et les explorations artistiques variées, et Lola Lafon, auteure de l’excellent La Petite communiste qui ne souriait jamais et de Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (dans lequel apparaissaient déjà les danseuses étoiles Sylvie Guillem et Marie-Agnès Gillot) reviennent sur leur collaboration pour le Festival d’Avignon 2014, dans le cadre des Sujets A vif, avec leur création Irrévérence(s).
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Marie-Agnès Gillot
R&P : Expliquez-nous comment vous avez collaboré avec Lola Lafon et comment s’est passé le processus de création pour Irrévérence(s), pour lequel vous êtes toutes deux à la fois auteures et interprètes ?
Marie-Agnès Gillot : Quand Daniel Larrieu a eu cette belle idée de nous proposer le projet à toutes les deux, il ne savait pas que Lola avait écrit sur moi dans son précédent roman, et que nous nous connaissions… Elle avait aussi un projet de film sur moi que j’avais accepté… Dès février, nous avons commencé à prendre des cafés ensemble pour parler du projet : j’avais des idées assez décalées ! Depuis le début, je voulais faire quelque chose sur l’écologie culturelle. Lola était étonnée… Je voulais amener ma vie réelle sur scène, ce qui se passe pour moi à 18h dans ma vie quotidienne (ndlr Irrévérence(s) est programmé à 18h)
Puis nous avons travaillé avec les textes de Lola, qui sont axés sur la liberté, sur le corps de la femme, sur les contraintes, sur la manière de trouver sa liberté dans une extrême rigueur. Elle a trouvé qu’il y avait tout cela – et je partage cet avis- dans mon art, la danse. Souvent nous, les danseurs, sommes stéréotypés ! Nous nous sommes retrouvées sur ces thèmes : elle rebondissait sur tout ce que je proposais et elle me proposait, elle, encore des textes… Par exemple, celui l’anarchiste Voltairine de Cleyre. Un texte de 1902, qui apparaît d’une modernité incroyable ! On a donc fait assez vite le squelette de la pièce autour de tout cela puis on s’est retrouvé quinze jours entre mes représentations d’Orphée et Eurydice de Pina Bausch à l’Opéra de Paris et ma tournée à Madrid. J’étais à Paris, tout cela s’est monté très vite !
R&P : Les idées chorégraphiques naissent-elle de vous ? Comment Lola Lafon intervenait-elle sur les mouvements ?
M.A.G. : Oui elle intervenait ! Comme c’est une performeuse et qu’elle chante aussi, elle a quand même une conscience de la scène. Je n’avais pas besoin, à chaque fois, de la placer ! Son improvisation était vraiment dans le réel. Nous voulions beaucoup de naturel. Le naturel c’est très dur à faire sur scène mais c’était assez facile pour nous car Lola a conscience de son corps, de ce qu’elle fait en scène. Elle chante et elle performe déjà seule : elle a l’habitude.
R&P : Et son travail d’écrivain pour ce sujet à vif ?
M.A.G. : Elle a refait des textes, elle en a modifiés d’autres.
R&P : Revenons au titre …
M.A.G. : c’est Lola qui l’a trouvé ! Irrévérence(s) avec un s !
R&P : Quelles sont-elles toutes ces irrévérences ?
M.A.G. : Pour Lola, ce sont toutes ces micro-rebellions derrière les révérences. Pour elle, nous sommes des femmes de rigueur et de discipline. Ce qu’elle aime, elle, ce sont ces micros rebellions dans cette rigueur. Elle nous trouve toutes les deux capables de rester dans ce travail laborieux mais en même temps d’avoir ces micro-bulles de folies.
R&P : Vous êtes à part dans le milieu de la Danse, des étoiles… Un statut particulier, par vos choix etc… Pourquoi ce besoin d’explorer tous les possibles ?
M.A.G. : Je pense que les autres me nourrissent plus que je ne me nourris moi-même. C’est vrai que nous avons, les danseurs, de forts égos. Nous devrions presque nous suffire à nous-mêmes (rires). Moi, je me nourris des autres, je ne me nourris pas de moi : on s’épuise à ne se nourrir que de soi.
R&P : L’irrévérence dans votre spectacle s’exprime-t-elle aussi sur scène ?
M.A.G. : oui bien sûr… A un moment du spectacle, par exemple, je fais un don de mon eau (sic). C’est une écologie culturelle : je me fais transpirer puis j’offre mon eau. Je mets un tutu que j’ai imaginé – je suis une espèce de femme sandwich- puis je donne l’eau de mon corps…
R&P : Et le spectacle va-t-il tourner ou reste-t-il éphémère ?
M.A.G. Apparemment des gens sont déjà intéressés !
R&P : Avez-vous des projets chorégraphiques ? La suite pour vous c’est quoi ?
M.A.G : J’ai un projet avec Ruth Wilson, cette actrice de séries. Je fais une pièce de théâtre avec elle. Je suis de plus en plus attirée par le théâtre ! J’emmène forcément le bagage « danse » avec moi parce que je ne peux pas m’en séparer. Mais j’aimerais vraiment davantage mettre les autres en scène. A chaque fois, jusqu’à maintenant, j’étais obligée de ME mettre scène. Mais je suis déjà tournée vers de nouveaux formats : par exemple, les lectures chorégraphiées que j’ai faites avec Eric Reinhardt, et maintenant avec Lola, c’est un nouveau format, improbable, qui n’existait pas !
R&P : Vos projets seront axés autour du corps toujours ?
M.A.G. : oui, du corps, de la voix, et du texte aussi…
R&P : Ce goût pour le corps, est-ce lié à votre histoire personnelle, le parcours de votre propre corps ? Cela s’est-il ancré depuis les épreuves que vous avez traversées ?
M.A.G. : Je pense que le corps est une intelligence rare, et qu’on ne soumet pas assez aux autres. Tout le monde pense que tout est dirigé par sa tête et son esprit. En vérité, le corps a une intelligence hors norme quand on le travaille. Et puis le corps est un langage universel ! La parole, la voix, si on ne parle pas la même langue c’est déjà un obstacle !
R&P : Et la maternité pour vous, cela a-t-il changé quelque chose dans votre rapport au corps et à votre travail ?
M.A.G. : Oh oui ! J’ai pris un petit recul ! Je ne vais plus le soir travailler comme si j’allais me tuer sur scène. Avant c’était comme une corrida… Maintenant je veux rester en vie tous les soirs !
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Lola Lafon
Rick et Pick : Avant la première, vous continuez à ajuster encore avec Marie-Agnès Gillot « Irrévérence(s) » … Par rapport au processus de création d’un livre, quelles différences voyez-vous ?
Lola Lafon : Une fois qu’on fait vraiment le spectacle, on se rend compte de certaines choses effectivement. Je suis toujours en ajustement : le spectacle ne va pas totalement changer certes, mais j’affine toujours certaines choses. Je suis habituée car je fais beaucoup de concerts-lectures… Un livre, lui, quand il est terminé, c’est définitif… C’est vrai que le roman a quelque chose d’angoissant, comme un film ou un disque, quand il est fini, c’est pour l’éternité. D’une certaine façon, cela ne bougera plus. C’est à soi de décider quand c’est fini… On me demande souvent comment je sais qu’un livre est fini… On le sait, c’est tout. La scène, elle, a quelque chose d’extraordinaire, dans le sens où on peut réinventer. Chaque soir, c’est une possibilité de le revivre.
R&P : « Vivre » : on vous entendait dire tout à l’heure à Marie-Agnès Gillot qu’il ne faut pas interpréter mais vivre. Dans vos romans, comment vous situez-vous par rapport aux personnages ? Vivez-vous aussi l’intrigue ou êtes-vous un auteur « extérieur » ?
L.L.: Je pense, oui, qu’il faut « vivre » sur scène ! Mais dans mes romans je vis aussi. Je vis avec mes héroïnes, c’est peut-être un peu un cliché. Pour moi, l’écriture d’un roman est un marathon : c’est un an et demi, voire deux ans de travail : on s’immerge dans un monde, comme une plongée lente. Vous êtes avec des gens, je ne crois pas qu’on leur donne vie : ils sont là et il faut les faire surgir ! Je n’envisagerai pas d’écrire sur quelqu’un pour qui je n’ai pas d’empathie, ce n’est pas ma littérature. J’écris d’abord sur les héroïnes femmes, je suis intéressée par les figures de femmes étranges, hors normes, dans tous les sens du terme. Il s’agit donc de vivre deux ans avec quelqu’un à qui vous tenez la main… Puis, parfois, vous éclaircissez, comme un tableau.
R&P : Cette fois-ci, vous êtes sur scène avec une de vos héroïnes ! Marie-Agnès était dans votre précédent roman…
L.L.: Dans mon roman, c’était Guillem l’héroïne ! Marie-Agnès apparaissait à la fin, elle naissait à la fin. Cette fois-ci, Marie-Agnès est une personne. Mais dans Irrévérence(s), il s’agit davantage d’interroger -et Marie-Agnès correspond vraiment à cela selon moi- une façon d’être en résistance contre celle qu’on aurait du être, contre celle qu’on doit être. Le texte dit « exilée de mon sexe » : je ne suis pas celle que je devrais être et tant mieux !
R&P : Il y a parfois une certaine violence, ce sont des textes forts ! Sur scène, cela se ressentira-t-il aussi ?
L.L.: Le rapprochement avec Marie-Agnès peut sembler étrange car j’ai cette réputation de textes assez trash (sic). Mais j’ai l’impression que cela se passe très naturellement et que la rencontre a une sorte d’évidence. Béjart comparait le danseur à un boxeur et à une nonne. Il y a une grande violence dans la danse ! Mais je ne pense pas que ce que je raconte soit violent : je n’ai jamais l’impression que c’est violent. En revanche, c’est RÉEL, un fait ! Je n’écris pas sur des héroïnes « roses », mais c’est la réalité qui est violente, pas moi !
R&P : Vous vous dites féministe ?
L.L.: Oui mais… (je n’aime pas dire non !) … Rebecca West disait « on dit que je suis féministe à chaque fois que je ne me laisse pas marcher dessus comme un paillasson » ! En fait, je suis davantage opposée à toutes les formes de discrimination, tous les racismes, l’homophobie, tout ce qui contraint, tout ce qui juge. C’est une obligation de survie…
En somme, le féminisme est un humanisme !
R&P : Dans votre dernier roman, vous abordiez la violence des corps des gymnastes, l’exploitation des corps par le parti communiste, comme outil de propagande, etc… Le parallèle avec la danse, notamment de l’Opéra, va jusqu’où?
L.L.: Je trouve important de ne pas attribuer cela au seul communisme car ce sont tous les états, tous les pouvoirs qui exercent cette pression, et principalement sur le corps féminin (voyez la religion, le rapport au corps des femmes dans quasiment toutes les religions). Je pense aussi au rapport à la norme du corps : les journaux féminins par exemple, exercent une influence et une violence incroyable. Les jeunes filles ne sont jamais assez « quelque chose ». C’est une forme de violence polie mais un pouvoir très fort.
R&P : Il n’y a certes pas de pouvoir extérieur mais cette contrainte, cette violence dont vous parlez, vous vous l’obligez aussi lorsque vous créez !
L.L. : C’est vrai qu’il y a cette contrainte… Mais c’est moi qui la choisis ! (rires) C’est un choix atypique d’être danseur ou écrivain car on ne devient ni danseur ni écrivain en trois mois. On ne l’apprend pas facilement… On peut passer vingt ans à le faire chez soi, sans réussite : Flaubert a mis six ans à écrire Madame Bovary : il faut rester humble. En fait, c’est une sorte de discipline grâce à laquelle on se sent libre !
R&P : Irrévérence(s) avec un (s), vous nous expliquez ce choix ?
L.L. : Il y a bien sûr un jeu de mots avec la révérence, pour la danse… Mais il y a l’irrévérence en général bien sûr, et il y a aussi un « s » car il y en a plusieurs. Parfois l’irrévérence se trouve là où on ne la voit pas : par exemple, je chante un chanson de Barbara dans le spectacle et peut-être que cette femme était la plus punk du monde ! Elle n’avait pourtant pas de crête ! C’est ça qui m’intéresse : il y a un millier de petites irrévérences, c’est subtile. Je m’intéresse plus à celles-là qu’à l’irrévérence qu’on nous assène, celle qui est même parfois markétée : il s’agit d’aller bien ailleurs, vers les chemins de traverses !
R&P : Là où est l’audace est parfois la provocation…
L.L. : Je ne vis pas comme de la provocation ce que je fais ; c’est juste prendre une petite route qui n’est pas très empruntée… Je crois que c’est important de s’engager à être irrévérencieux envers beaucoup de choses en ce moment !
R&P : D’ailleurs, en ce moment, que lisez-vous ?
L.L. : Je lis Jérôme Ferrari, « Où j’ai laissé mon âme » : j’ai beaucoup de retard, je lis à rebours ! Avant j’ai lu » un monde flamboyant « , de Siri Hustvedt, un roman merveilleux que je vous recommande : l’histoire d’une femme peintre qui se rend compte qu’elle ne sera jamais jugée comme un homme et qui doit prendre des « prête-noms » masculins pour que son art soit jugé , c’est une sacrée question !
Rick Panegy